Composer un programme

Composer un programme, c’est se construire une identité d’interprète

Au-delà de l’opportunité qu’ils représentent de rencontrer un public, les récitals offrent la possibilité de faire le point sur sa propre construction artistique. Ils sont autant d’étapes qui jalonnent notre quête infinie d’identité de pianiste face à un répertoire immense. Même le grand pianiste Alfred Brendel le confesse dans son livre Musique côté cour, côté jardin :

« La littérature pianistique – même en ne tenant compte que des œuvres les plus éminentes – est trop vaste et trop grandiose pour qu’un seul pianiste puisse prétendre à la « dominer » complètement. Une planification judicieuse – et à longue vue – du répertoire à choisir est donc d’une importance capitale. »

Pour chaque concert, il me semble donc très important de prendre le temps de réflexion, de faire le point sur son évolution, ses envies, ses goûts, ses compétences. Je tente alors de répondre à ces quelques questions :
– Que m’est-il demandé ? Les organisateurs ont-ils des envies particulières, me préfèrent-ils dans un répertoire plutôt qu’un autre ? L’année du concert correspond-elle à une date  d’anniversaire d’un compositeur qu’organisateurs et publics souhaiteraient fêter ?
– Qu’ai-je envie de jouer ? Partir de soi est peut-être narcissique, mais c’est essentiel pour faire ce métier. Si jouer ne rime pas avec plaisir, comment communiquer une émotion ?
– Comment puis-je équilibrer le programme ? Il est utile de minuter chaque pièce ; il est mal avisé d’enchaîner des œuvres de longue durée par exemple. Il faut également s’appliquer à varier les intensités des émotions, les styles, les formes à l’intérieur d’un programme. On peut aussi le construire autour d’une thématique (une œuvre, un sujet littéraire ou pictural, une époque…)
– Que suis-je capable actuellement de jouer, sur un plan artistique et en considérant le temps dont je dispose ? Ce dernier facteur n’est pas à négliger : il faut éviter le danger d’un programme constitué uniquement d’œuvres nouvelles.

Mais c’est en réalité le premier plan qui me demande le plus de réflexion : savoir où j’en suis de mes compétences artistiques actuelles. C’est passionnant de partir à la conquête de son identité de musicien-interprète et de parvenir ensuite à faire le bon choix de répertoire.

Autant savoir ce que l’on aime jouer est aisé, il suffit pour cela d’écouter ses envies, autant apprécier, jauger ce que l’on est capable de maîtriser artistiquement, c’est-à-dire en restant libre et convaincant, est plus ardu. Cela demande une grande connaissance du répertoire d’une part, et exige par conséquent d’être curieux et de découvrir régulièrement de nouvelles œuvres, et d’autre part un grand sens de l’autocritique, une conscience éveillée. Alfred Brendel se demande encore quel genre de programme [le] permettra d’être au clair avec [lui] -même. Il est vrai que l’on peut toujours s’appuyer sur les conseils des amis, qu’ils soient musiciens ou non, de la famille, du public en général, mais que rien ne remplacera une écoute objective de soi. C’est la base d’une relation à la musique harmonieuse, saine et juste. Se forcer à jouer une œuvre à laquelle on ne comprend rien, pour laquelle on n’a pas encore assez de recul ne sert à rien. La travailler est une bonne chose, mais la jouer en public est une erreur, un mensonge. Lorsque je compose un programme, j’essaie alors de viser au plus près de ce qui me correspond, pour servir la musique et le public et en retirer une satisfaction personnelle. 

« L’établissement d’un programme – même axé sur une idée conductrice – est toujours un acte funambulesque où l’instinct et l’expérience doivent se conjuguer pour trouver l’équilibre. Plus d’une fois, un programme ne se justifie que rétrospectivement. On reconnaît très vite si l’interprète est capable de développer sa note personnelle, c’est-à-dire s’il veut sérieusement interpeller son public – ou suivre les chemins battus. »
Alfred Brendel, Musique côté cour, côté jardin